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une vie de tto
11 août 2014

Le coup de pied d'Henri

Diapositive8J'ai le souvenir tenace de l'avoir vu partir très rapidement. Lui, c'était Henri ... pas mon grand père qui avait pourtant ce prénom aussi, non Henri était le mari de la soeur aînée de ma mère. Henri avait été un grand résistant [j'en apprendrais davantage lorsque je ferai le déménagement de ma tante à l'occasion duquel je retrouverai toutes ses affaires conservées impeccablement comme s'il s'était agi d'un mausolée, notamment qu'il fut obligé de changer de nom pendant la guerre parce qu'il était juif], il avait été un brin affairiste, il avait cultivé certains aspects de son carnet d'adresses dont on retrouvait des traces du tout Paris. Les folles années qui suivirent la Libération furent aussi l'occasion de pour certains de vivre avec insouciance, comme pour exorciser le fait d'avoir réchappé à l'horreur de la mort des camps du même nom.

D'ailleurs, on ne l'appelait pas Henri ... il fallait user de déférence à son endroit : c'était "Monsieur Frombert". Moi, je n'avais pas encore conscience du monde dans lequel ils vivaient à deux pas de la Tour Eiffel, dans un luxe entretenu avec une vie si différente des nôtres. Ses filles étaient à leur image : l'une était journaliste économique de renom sur une antenne fameuse du service public de la radio, l'autre brillait tous les matins et à chaque fois qu'il était nécessaire de parler de justice sur RTL. Décidément, tout scintillait ...

Pourtant, ma tante avait réussi à se remettre d'un cancer du sein, soigné avec des méthodes suisses un peu obscures et une guérisseuse asiatique. Le goût de la transgression n'était pas de mise, c'est juste qu'il y avait le souci d'échapper au sort commun, de ne pas se soumettre au lot de chacun, d'élever sa condition. C'est ce qui m'a toujours séduit chez ma tante, cette discipline qui élève qu'elle avait tiré de son mariage avec Monsieur Frombert.

Oui mais voila ... Monsieur Frombert allait mal, un mal qui ne passait pas, l'invalidait au point qu'il ne pouvait plus quitter son fauteuil Napoléon du salon haussmannien du VIIème arrondissement dans lequel ils vivaient. Nous étions en 1980 et je me souviens de la dernière fois où je l'ai vu, très affaibli : il ne s'était pas levé lui qui était un concentré de tout le savoir vivre que les hautes sphères imposent comme s'il devait s'agir d'une nature. Qu'avait-il donc ? On me disait qu'il était très très fatigué mais quand même ... Ma tante avait l'air très soucieuse et peinait à maintenir le standing dont elle étouffait les autres.
Il décéda quelques semaines après, au cours de l'année 1980 ... la seule consolation de ma tante fut qu'il ne vit pas François Mitterrand pour lequel il avait une haine tenace accéder à la magistrature suprême : il avait considéré qu'il avait trahi la France en 1940, il savait pour sa fille, pour Bousquet et le reste. C'est d'ailleurs comme cela que je fus mis au parfum très tôt ... ce petit milieu ne sait pas garder un secret [il y en eut beaucoup d'autres dont certains que je ne peux toujours pas révéler].

Quatorze années plus tard, c'est en faisant le déménagement de ma tante que nous reparlâmes de Monsieur Frombert. Je venais de tomber sur ses papiers de la Résistance. Elle me regarda, me parla de lui et puis, parce qu'un silence venait de s'installer, je me suis permis d'avoir l'audace de lui poser la question.
- Mais, de quoi est-il décédé ton mari, Monsieur Frombert ?
- De la gangrène Tto, une saleté de gangrène. Mais ce n'est cela qui est extraordinaire ... veux-tu que je te le dise ?
- ... [j'opinais du chef pour l'encourager]
- En fait, ce qui est extraordinaire, c'est que je l'ai su bien avant lui. Lorsque j'ai été soignée pour ma maladie [elle ne prononçait jamais le mot "cancer"], ma guérisseuse lui a parlé un jour où il m'avait accompagnée. Elle lui a pris les mains et l'a mis en garde sur un point : "Surveillez vos pieds et soyez prudent à ne pas subir de plaies à cet endroit". Nous n'avons pas pris au sérieux cette prédiction mais je l'ai gardée dans un coin de ma tête, veillant à ce qu'il soit toujours bien chaussé, prévenant tout incident à cet égard. Et puis, quelques mois avant sa mort, un matin ... j'étais dans la cuisine quand je l'ai entendu pester. Je suis venu à sa rencontre pour savoir ce qu'il se passait ... il venait de se couper les ongles et venait de se faire mal au gros orteil de son pied gauche. J'ai désinfecté tout de suite, mais cela a empiré très rapidement. Lorsque les médecins ont décidé de l'opérer pour lui couper la jambe, c'était déjà trop tard. Il a beaucoup souffert tu sais, c'était un grand homme.

Ses yeux humides témoignaient d'un deuil impossible à faire, les placards dans lesquels étaient rangées toutes ses chemises, costumes, pull-overs, chaussures de façon impeccable en étaient une preuve irréfragable : il aurait été parti 10 jours avant, cela aurait été pareil ... Nous étions pourtant 14 ans après que la gangrène l'eût emporté à la vitesse de l'éclair.

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